LES CRISES MAJEURES DE LA PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE
Cheikh Anta DIOP : extrait du manuscrit de Civilisation ou Barbarie traitant des rapports entre sciences et philosophie (Cheikh Anta DIOP, Civilisation ou Barbarie, Paris, Présence africaine, 1981, p. 472) Recherche fondamentale sur la structure de la matière. Une vue de l’accélérateur de particules LHC (Large Hadron Collisionner) au CERN (Centre européen de recherche fondamentale situé à la frontière franco-suisse). Un objectif : détecter la particule de HIGGS (source : http://www.web.cern.ch/public).
163 PHILOSOPHIE, SCIENCE ET RELIGION LES CRISES MAJEURES DE LA PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE
C’est la communication par laquelle Cheikh Anta DIOP a conclu le colloque Philosophie et Religion organisé par la Revue sénégalaise de Philosophie, à l’Université de Dakar du 7 au 8 juin 1983. Elle a été publiée dans les Actes de ce Colloque, Revue sénégalaise de Philosophie, n°5-6, janvier-décembre 1984, pp. 179-199. À Son Excellence, Monseigneur THIANDOUM, qui nous a fait l'honneur de rehausser de sa présence l'ouverture de ces « Journées », à laquelle les autorités religieuses étaient invitées. A - CRISE DE LA RAISON ET PERSPECTIVES D'UNE NOUVELLE ÉPISTÉMOLOGIE DES SCIENCES EXACTES On peut dire qu'il existe en science deux écoles de pensée correspondant aux deux grands courants philosophiques matérialiste et idéaliste, même si l'appartenance des scientifiques à ces écoles n'est pas toujours explicitement avouée. De NEWTON, LAPLACE, LAGRANGE, HAMILTON à EINSTEIN, SCHRÖDINGER et Louis de BROGLIE, en passant par MARX, ENGELS, LÉNINE, on peut ranger dans une même catégorie tous ceux qui admettent l'existence du monde extérieur, indépendamment de la conscience du sujet qui l'observe, la connaissabilité de la matière, l'objectivité des lois physiques qui gouvernent son comportement, la 164 LES CRISES MAJEURES DE LA PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE validité du principe de causalité. Définition, certes assez large pour englober des penseurs qui, par ailleurs, seraient considérés comme des idéalistes (EINSTEIN, Louis de BROGLIE...), mais suffisante pour caractériser une attitude minimale commune devant la science, et pour se démarquer aussi du positivisme, et du néo-positivisme contemporain. De BERKELEY, David HUME, MACH, AVENARIUS, CARNAP, WITTGENSTEIN à POINCARÉ, RUSSELL, HEISENBERG, Niels BOHR, etc., tous ceux qui nient la réalité du monde extérieur, l'objectivité des lois de la nature qui ne seraient alors que le résultat de l'activité de constitution de l'esprit humain, relèvent de l'idéalisme subjectif. Pour tous ceux-ci et bien d'autres, en faisant abstraction des nuances de pensée qui les différencient (qu'on nous en excuse), le monde extérieur, les divers objets ne sont que des complexes de sensations, des représentations de la conscience ; nous ne pouvons rien connaître de la « réalité » qui excite nos sens. Les matérialistes qui postulent le primat de la matière et sa connaissabilité font de la métaphysique. L'idéalisme subjectif aboutit souvent au solipsisme ou à l'agnosticisme. Ce sont ces problèmes ontologiques et gnoséologiques des rapports de l'esprit et de l'être, ou de la pensée et de la matière qui revêtent une forme nouvelle à chaque étape du développement scientifique, à chaque révolution dans les sciences exactes. En ce siècle finissant, ils prennent un caractère aigu, voire critique, provoqué par les conclusions de la mécanique quantique, les découvertes fondamentales en astrophysique, et en biologie moléculaire. C'est dans cette perspective que s'inscrit le débat passionnant qui, depuis 1927, au Congrès Solvay de Bruxelles, avait opposé EINSTEIN et Niels BOHR, autant dire un certain «matérialisme» scientifique et le néo-positivisme, débat que poursuivent les épigones, et qui a pris un tournant décisif depuis l'an dernier (1983) avec les résultats des expériences d'Alain ASPECT à l'Université d'Orsay. De quoi s'agit-il ? Quelles sont l'importance et la nature de l'enjeu ?
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Comme nous allons le voir, c'est le rationalisme scientifique dans sa forme classique qui est remis en question: on parle souvent d'une crise de la raison dans la mesure où le principe de causalité, le déterminisme, la séparabilité des phénomènes et leur objectivité qui règnent en macrophysique sont fondamentalement mis en cause en microphysique. La rationalité scientifique sortira-t-elle renforcée de ce débat par un approfondissement et un élargissement que nul ne pouvait prévoir ou bien va-t-elle s'enliser sur le terrain fangeux de la parapsychologie ? On a souvent rappelé, de façon presque anecdotique, la phrase d'EINSTEIN s'adressant à Niels BOHR : « Dieu ne joue pas aux dés », voulant dire par là que Dieu a créé la nature et l'univers suivant des lois rigoureuses que les phénomènes doivent suivre. Et la réponse de Niels BOHR : « Cessez de dire à Dieu ce qu'il doit faire. » Ce qu'on appelle la théorie de l'école de Copenhague ou l'interprétation probabiliste des phénomènes en microphysique a pris forme en 1926-1927 avec l'interprétation probabiliste de la fonction d'onde de Max BORN, la théorie de la complémentarité onde-corpuscule de Niels BOHR, l'introduction de la relation d'incertitude et de l'analyse matricielle en mécanique quantique par HEISENBERG. D'après la relation d'incertitude, on ne peut pas mesurer à la fois avec une précision suffisante, deux quantités conjuguées (qui ne commutent pas) comme la position et la vitesse (ou la quantité de mouvement) d'un corpuscule, cela est dû au caractère discontinu, donc quantique des phénomènes à l'échelle de la microphysique ; la constante de Planck rythme ou régit cette discontinuité. Donc, on ne pourra jamais connaître les conditions initiales (position et vitesse) comme en mécanique classique, qui permettent d'écrire les équations du mouvement du système afin de déterminer son évolution future et d'en déduire son passé aussi si on le désire. La physique classique est régie par les trois principes du déterminisme, de l'objectivité, et de la complétude. En 1927, développant sa théorie de la dualité onde-corpuscule, Niels BOHR affirma le caractère essentiellement subjectif des phénomènes en microphysique. Par exemple, suivant le type d'expérimentation, le corpuscule, en l'occurrence, le photon, apparaîtra sous forme d'onde ou de grain d'énergie, mais jamais sous les deux à la fois 166 LES CRISES MAJEURES DE LA PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE contrairement à l'opinion de Louis de BROGLIE, l'inventeur même de la mécanique ondulatoire. De la sorte, observateur, instrument d'observation et corpuscule ou phénomène observé forment un tout indissoluble, qu'il est impossible de séparer. C'est pour cette raison que la réalité physique observée cesse d'être indépendante de l'observateur, comme le postule la physique classique. Pour Niels BOHR « il est erroné de penser que l'objet de la physique est de découvrir comment la Nature est ». II n'y a pour ainsi dire pas de réalité quantique sous-jacente à l'algorithme quantique. L'Univers quantique n'est qu'une représentation subjective. D'autre part, la complémentarité onde-corpuscule montre qu'on ne peut pas embrasser d'un seul « regard » à la fois, tous les aspects de cet univers : on observe ou l'aspect ondulatoire ou l'aspect corpusculaire, jamais les deux à la fois. De manière analogue, la relation de HEISENBERG interdit de déterminer à la fois deux quantités conjuguées comme, par exemple, les composantes du spin suivant les axes de coordonnées (x, y). Le déterminisme suppose la causalité. Or, la mécanique quantique affirme que l'interaction objet-instrument est acausale. Par conséquent, elle nie, à son échelle, les trois principes fondamentaux de la macrophysique : le déterminisme des lois, la causalité, l'objectivité des phénomènes et de la réalité physique. Le point de vue néo-positiviste est évident, et nous verrons les raisons « métaphysiques » qui poussent aujourd'hui un grand nombre de savants occidentaux à adopter cette attitude. EINSTEIN ne pouvait pas se résoudre à l'idée de voir s'écrouler les fondements de la physique classique, cela explique l'acharnement avec lequel il a d'abord essayé, en vain, de mettre en défaut la cohésion interne de la mécanique quantique, puis de démontrer son incomplétude, c'est-à-dire, son inaptitude à décrire toute la réalité. Ceci l'amènera à concevoir l'argument ou le paradoxe EPR1 ; avec 1 EINSTEIN (Albert), PODOLSKY (Boris), ROSEN (Nathan) : ils ont défini au préalable le principe de réalité de la façon suivante : « si, sans perturber d'aucune façon un système on peut prédire avec certitude la valeur d'une quantité physique.
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deux collaborateurs, il écrivit, en 1935, dans la Revue américaine, Physical Review, cet article célèbre qui est, plus que jamais, d'actualité. Ils supposent deux particules formant un système décrit par une fonction d'onde unique, et qui interagissent d'abord, puis, s'éloignent l'une de l'autre au point de ne plus s'influencer. En mesurant successivement deux paramètres de la particule (2) comme le moment et la position (quantités conjuguées), on détermine les éléments correspondants de la particule (1) sans l'avoir perturbée d'aucune manière. D'après la définition du principe de réalité, ci-dessus, ces deux quantités devraient avoir une contrepartie simultanément dans la réalité si la théorie quantique était complète. Mais tel ne peut être le cas du point de vue de la mécanique quantique car ces quantités sont conjuguées. EINSTEIN et ses collaborateurs concluent de ce fait que la mécanique quantique est une théorie incomplète. II y a un autre fait non moins paradoxal. Les paramètres de la deuxième particule sont déterminés à partir des mesures faites sur ceux de la première, alors qu'elles n'interagissent plus. Cela pose un problème de séparabilité ou de localité des phénomènes, de causalité ou d'action à distance (EINSTEIN dira de télépathie) sur lequel nous reviendrons. À propos de la première difficulté soulevée par l'argument EPR, Niels BOHR avait répondu que la définition du principe de réalité d'EINSTEIN était impropre, car elle suppose que l'on peut, dans la réalité, monter parallèlement deux dispositifs expérimentaux permettant de déterminer simultanément le moment et la position d'une particule, alors que cela est impossible: dans la réalité physique du laboratoire l'un des dispositifs exclut l'autre. II s'en suit que la connaissance simultanée des deux paramètres est impossible, et de même une description simultanée de ces deux éléments de réalité : la communauté scientifique estima donc que EINSTEIN n'a pas réussi à démontrer l'incomplétude de la mécanique quantique. existe un élément de réalité physique (relatif à ce système), qui correspond à cette quantité physique. »
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L'argument EPR semblait oublié. II est remarquable que ce soient des philosophes qui l'ont remis en honneur : SHIMONDY, professeur de physique et de philosophie à Boston, Max JAMMER, professeur de physique et de philosophie des sciences et ses élèves CLAUSER et autres ... Pour réintroduire le déterminisme en physique quantique David BOHM a bâti une théorie à « variables cachées » après Von NEUMANN avec comme hypothèse supplémentaire: la possibilité de communications instantanées, supra-lumineuses, alors que la relativité assigne aux phénomènes de la nature une vitesse limite de propagation égale à celle de la lumière. Toutes les expériences proposées par EINSTEIN pour réfuter les hypothèses de la mécanique quantique étaient des expériences de pensée y compris l'argument EPR donc non encore réalisables en laboratoire. Max JAMMER note que la situation a changé depuis 1964 avec l'introduction du théorème de J.S. BELL qui permet une vérification expérimentale du paradoxe EPR d'autant plus intéressante que la violation de « l'inégalité de BELL » implique l'existence effective d'interactions supralumineuses, et la non-localité des phénomènes en physique quantique. Compte tenu de tout ce qui précède si l'inégalité de BELL est réellement violée, la mécanique quantique en déduit que deux corpuscules ayant d'abord interagi, s'étant ensuite porté aux extrémités de l'univers, séparés par 10 ou 20 milliards d'années lumière, sont encore influencés, chacun par la mesure que l'on fait sur l'autre. Cette hypothèse étant confirmée par les premières expériences faites en Amérique par FREEDMAN et CLAUSER, Alain ASPECT s'est attaché à réaliser une expérience plus affinée à l'Institut d'optique d'Orsay à Paris, permettant d'éliminer toute influence possible par voie lumineuse entre polariseurs (analyseurs). Cette expérience était la dernière vérification avant d'admettre l'existence, dans la nature d'interactions supra-lumineuses, et, partant, la causalité non locale ou l'action à distance qu'EINSTEIN assimilait à la télépathie. Les résultats devaient changer complètement notre paradigme, notre vision de l'univers. Maintenant que le résultat est là, LES CRISES MAJEURES DE LA PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE 169 positif, donnant raison à Niels BOHR contre EINSTEIN, au-delà de tout ce qu'on pouvait imaginer, la communauté scientifique hésite à adopter une interprétation, tant l'enjeu est colossal et les implications épistémologiques profondes. L'image qui s'impose est celle des nageurs au bord d'une piscine, chacun hésitant à se jeter à l'eau! J.P. VIGIER, élève de Louis de BROGLIE, et partisan du déterminisme n'hésitait pas à écrire : « Les expériences suggérées par le paradoxe n'ont cessé de s'affiner, et se multiplier pour finalement déboucher sur celle que montre actuellement, ASPECT à l'Université d'Orsay, et qui, de notre point de vue, pourrait tenir pour les idées d'EINSTEIN le même rôle discriminant que celle de MICHELSON et MORLEY pour la physique classique. »2 On sait que l'échec de l'expérience de MICHELSON est à l'origine de l'abandon des idées classiques sur l'existence de l'éther, du temps absolu, de l'espace absolu newtonien et kantien pourrait-on dire et à la naissance de la théorie de la relativité restreinte et générale d'EINSTEIN. Par conséquent, VIGIER veut dire qu'il faut s'attendre à ce que les résultats des expériences d'Orsay provoquent sur le plan épistémologique une rupture comparable. En fait, dès que l'on eut les résultats des premières expériences de FREEDMAN aux USA, le monde scientifique était déjà habité par une conviction intime, et n'attendit pas les résultats d'Orsay pour tenter diverses interprétations, qu'on peut classer en trois catégories correspondant à des options philosophiques différentes. La première est celle de l'école de Louis de BROGLIE et ses collaborateurs Jean-Pierre VIGIER et autres qui se battent sur les mêmes positions scientifiques qu'EINSTEIN et tentent de faire triompher une interprétation causale de la mécanique quantique. Louis de BROGLIE essaie ainsi de remplacer l'interprétation probabiliste de la fonction d'onde de Max BORN par la théorie de l'onde pilote qui serait une onde réelle enveloppant le corpuscule en déplacement et vibrant en phase avec lui. C'est à l'opposé de la conception presque agnostique de BOHR. 2 J.P. VIGIER - Après le colloque de Cordoue, un accusé nommé Einstein R.P., p. 84. 170 LES CRISES MAJEURES DE LA PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE On introduit également la notion d'un potentiel quantique qui pourrait se déplacer à une vitesse supra-lumineuse dans un vide de DIRAC. DIRAC a démontré que le vide n'existe pas, il est rempli de particules en mouvement, et peut se polariser. II manque encore à ces derniers travaux de l'équipe de Louis de BROGLIE la validation par une expérience comparable à celle de GERMER et DAVIDSON qui vérifia, pour la première fois, la théorie de la mécanique ondulatoire. Le deuxième type d'interprétation est essentiellement dû à Olivier COSTA DE BEAUREGARD, un ancien élève de Louis de BROGLIE aussi, qui raconte comment celui-ci l'a pris presque pour un fou, s'il doit en juger par le regard qu'il lui jeta, en présence de Madame TONNELAT, lorsqu'il lui exposa son interprétation des phénomènes en mécanique quantique vers les années 19503. L'auteur cherche à définir un cadre théorique rationnel où l'irrationnel d'hier pourrait s'inscrire. Ce faisant, il tente de sauver, au passage, la localité des phénomènes physiques au sens d'EINSTEIN. II est impossible d'exposer dans le détail les idées de l'auteur dans cette simple introduction. Rappelons qu'il part de la réversibilité des équations de la mécanique quantique, et du fait qu'on peut ajouter aux solutions de propagation suivant l'axe des temps positifs des solutions à potentiels avancés qui remontent le cours du temps. Selon un schéma purement mathématique n'ayant pour le moment rien à voir avec la réalité, et compte tenu des propriétés de l'espace-temps de la relativité, l'auteur estime qu'on « peut télégraphier » dans le passé pour modifier le présent via un zigzag de FEYNMAN. On pourrait de la même façon prendre un relais dans le futur. Malheureusement, l'exposé du formalisme mathématique eût été nécessaire pour saisir la cohérence interne de la théorie. Toujours est-il que c'est par cette voie, disons « rationalisée » qu'il tente d'introduire en physique la télépathie, la 3 Olivier Costa de Beauregard. La physique modeme et les pouvoirs de l'esprit. Le Hameau, p. 65.
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précognition ou prémonition, en un mot, la para-psychologie. Ne sourions pas trop vite. Non pas seulement parce que cette interprétation du réel et tant d'autres, non moins surprenantes, sont aujourd'hui défendues par des philosophes des sciences qui appartiennent au cercle très restreint des plus grands physiciens et mathématiciens de notre temps, mais parce qu'il arrive que la réalité nous surprenne et dépasse la fiction après des prédictions scientifiques qui paraissaient extravagantes quand elles ont été formulées pour la première fois. En effet, l'hypothèse de l'existence de l'antimatière n'était pas moins improbable lorsqu'elle fut faite par DIRAC en 1930. II s'appuyait lui aussi, sur des considérations mathématiques pures presque identiques à celles de O. C. de BEAUREGARD. Dans sa théorie de l'électron, DIRAC, étudiant l'équation d'onde de celui-ci, trouva à côté des solutions à énergie positive, des solutions à énergie négative, des sortes de monstres ne correspondant à rien dans l'Univers physique tel qu'il était connu. DIRAC eut l'audace, la témérité et l'intuition géniale de supposer que ces énergies négatives représentaient des antiparticules, autrement dit, (comme on le sait maintenant) une anti-matière, un anti-univers opposé au nôtre, et à découvrir. L'Américain ANDERSON découvrit deux ans plus tard le positron ou antiparticule de l'électron et aujourd'hui la série est complète : on a découvert les antiparticules de toutes les particules existantes qui constituent la matière. Nous verrons plus bas s'il peut exister des galaxies d'anti-matière4. En toute rigueur, le renversement du temps au sens ordinaire ne pourrait se produire que dans un Univers où la symétrie CPT serait violée, c'est-à-dire, le produit de la conjugaison de charge C de la parité P, et du temps T ; chaque particule serait remplacée par son antiparticule, la symétrie d'espace (gauche droite) serait violée, et le temps T renversé. L'auteur suppose l'existence d'un inconscient collectif qui s'étalerait sur l'épaisseur du temps, sur le passé et le futur. Tout serait déjà inscrit dans l'espace-temps, et la précognition serait ainsi rendue possible, 4 Cf. note à la fin du texte, p.187.
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mais on ne peut pas intervenir sur le futur pour modifier le destin, comble de fatalité ! En réalité, un seul cas vérifié, authentique, de précognition serait tragique pour la liberté humaine, au sens le plus général. Si comme le dit O.C. de BEAUREGARD, tout était déjà inscrit dans l'espace-temps, le fatalisme le plus étouffant pèserait sur le destin de l'homme et réduirait celui-ci à l'état d'un automate qui s'ignore. II ne s'agirait pas seulement d'un déterminisme biologique sous-jacent à nos états de conscience, mais d'une justification du fatalisme par une nouvelle interprétation des propriétés de l'espace temps. Comment fonder alors une morale sur la responsabilité humaine ? La prémonition est semblable au « déjà vu »5 et devrait, en dernier ressort, relever d'un type similaire de causes neurophysiologiques touchant au mécanisme de formation de stockage, d'évocation, et de transit des images mentales. Ce qu'on croit être une anticipation pourrait être intériorisé, à notre insu, dans le moi, sous forme d'images latentes..., tel serait le cas de cet archéologue qui, sur le point de repartir « bredouille », a vu, en rêve, les objets enfouis au seul endroit qu'il n'avait pas encore fouillé. Le lendemain, il fouilla et trouva ceux-ci sous terre. II est certain que son subconscient fut pendant toute la campagne de fouille le siège d'une activité de sélection, de classification, de « rationalisation » et d'interprétation des faits. La prémonition n'était donc qu'apparente puisqu'elle pouvait être déduite des faits passés. II faudrait éliminer tous les cas réductibles en dernière analyse à celui-ci pour pouvoir parler de précognition. La vraie précognition devrait concerner des faits indépendants de l'histoire de notre conscience comme la chute d'une météorite par exemple. La télépathie n'est pas un phénomène aussi aberrant que le supposaient EINSTEIN et SCHRÖDINGER. Les faits scientifiquement inexpliqués qui 5 Qui n'est qu'une illusion.
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impliquent la simultanéité sont moins gênants. En effet, le cerveau humain est sans aucun doute l'appareil émetteur et récepteur le plus perfectionné qui existe dans la Nature. On ne pourra peut être apprécier sa perfection que lorsque la technologie atteindra le stade de la bioélectronique. Donc une communication physique par voie électromagnétique, entre deux cerveaux de deux sujets séparés par une grande distance n'est pas en soi un phénomène irrationnel, et le deviendra moins encore dans l'avenir: le support physique est évident. Les grandes puissances se livrent en ce moment à des expériences de ce genre. L'expérience d'Alain ASPECT et l'interprétation de l'auteur Nous avons déjà dit que c'est un philosophe et physicien de Boston SHIMONDY qui avec CLAUSER, HOME et HOLT ont déterré le paradoxe EPR sur lequel régnait le black out depuis 1935, et ont conçu le dispositif expérimental qui a permis d'obtenir les premiers résultats qu'Alain ASPECT vient d'améliorer. Nous avons décrit cette expérience dans Civilisation ou Barbarie6. II s'agit de la vérification expérimentale du paradoxe EPR qui, somme toute, était une expérience de pensée donc non réalisable avec les moyens techniques de l'époque où elle fut conçue, en 1935. On change de source en prenant maintenant des atomes (de calcium pour Alain ASPECT) qui, excités fortement par un faisceau laser, retombent au niveau initial en passant par un niveau intermédiaire de transition. Ils émettent ainsi des photons corrélés et, parmi ceux-ci, on choisit une paire qui parcourt un axe (x) dans des directions opposées, à partir de la source S. Ils arrivent sur deux polariseurs linéaires qu'ils traversent (supposons-le), et tombent ensuite sur deux photomultiplicateurs avant d'être comptés dans une unité de coïncidences, ne décelant que les événements simultanés. La nouveauté de l'expérience d'Alain ASPECT par rapport aux précédentes, exécutées en Amérique, est que le montage comprend deux voies de comptage identiques à partir de deux commutateurs symétriques placés entre la source, et les analyseurs (cf. fig. 77 dans Civilisation ou Barbarie). Le temps de commutation est calculé de façon à être bien inférieur au temps que la 6 Cheikh Anta DIOP: Civilisation ou Barbarie, figure n° 77 ; l'on trouvera plus loin, reproduit en annexe, le schéma de l'expérience d'Alain ASPECT. 174 LES
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lumière met pour parcourir la distance (?) qui sépare source, et analyseur. De cette manière, on supprime toute influence possible par voie lumineuse entre polariseurs, et entre source et polariseurs. Si malgré tout, une telle influence subsiste, elle ne pourra être que d'origine supra-lumineuse dans un intervalle du « genre espace », car les deux polariseurs ne sont plus dans le cône de lumière l'un de l'autre. La particularité de l'expérience d'Orsay est qu'on peut choisir de façon arbitraire, la voie de comptage des corrélations de photons avec une fréquence suffisante pour exclure toute influence, ou interaction autre que supra-lumineuse. Mais que se passe-t-il quand les photons corrélés arrivent sur les polariseurs linéaires symétriques, mais différemment orientables ? Si la polarisation est parallèle à l'analyseur, le photon passe, et c'est noté (oui) ou (+), dans le cas contraire, (non) ou (-). Pour une paire de photons, il y a donc 4 réponses théoriques possibles dont les probabilités sont d'habitude notées ainsi : < 1,1 > ; < 0,0 > ; < 1,0 > ; < 0,1 > (avec des brakets). Contre toute attente, la mécanique quantique prédit (et l'expérience confirme) qu'il y a deux, et seulement deux types de corrélations qui sont donnés par les formules suivantes dans lesquelles a représente l'angle arbitraire des deux polariseurs, choisi par l'expérimentateur. < 1,1 > = < 0,0 > = (1/2) cos2a 1er type < 1,0 > = < 0,1 > = (1/2) sin2a 2e type Ces formules d'une allure si banale sont un coup de tonnerre et changent complètement la vision du monde des physiciens. Pour s'en rendre compte, il suffit de croiser les deux polariseurs (ou analyseurs) en prenant a = 90°, cos 90° = 0 et on ne détecte plus jamais les deux photons corrélés à la fois avec des polarisations parallèles, alors qu'on s'attendait à ce que la polarisation des photons n'ait rien à voir avec les analyseurs, encore moins avec leurs orientations. LES CRISES MAJEURES DE LA PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE 175 Mais on voit que les polarisations des deux photons sont toujours parallèles, et parallèles à l'un ou l'autre des deux analyseurs quelle que soit l’orientation de ceux-ci. Si la polarisation des photons était donnée dès le départ de la source, statistiquement, toutes les orientations devraient être possibles, et il devrait toujours arriver sur les analyseurs, quelles que soient leurs orientations, des photons qui passent. Pour être plus précis, on pourrait même choisir, si le progrès technique le permettait, l'angle a d'orientation des analyseurs pendant le vol des photons vers ceux-ci, après qu'ils ont quitté la source: le résultat indiqué par les formules serait le même. On ne peut pas mieux montrer que c'est seulement à l'arrivée, au contact des polariseurs, que les photons prennent leur polarisation, et que ce fait est accompagné d'une information supra-luminale de sorte que, s'il s'agissait de dés jetés sur la table, quand l'un montre le (4), l'autre dé aussi montrerait le (4), après information par voie supra-luminale, venant du premier. Ce n'est pas le cas, car nous sommes dans le domaine de la microphysique, mais l'analogie donne une idée exacte de ce qui se passe en mécanique quantique. On se rappelle que les inégalités de J.S. BELL permettent précisément de mesurer la différence entre les prédictions d'EINSTEIN dites classiques qui supposent le principe de localité, et les prédictions de la mécanique quantique de BOHR. Le principe de causalité est bien en jeu ainsi que le déterminisme corollaire et les principes de localité et de séparabilité des phénomènes. On peut mesurer l'ampleur du danger dans les lignes qui suivent lorsqu'on sait qu'elles sont dues à un théoricien matérialiste marxiste léniniste: « il y a plus grave. La contre offensive irrationaliste dépasse cette fois le stade d'un épiphénomène engendré par des circonstances historiques temporaires: elle s'appuie sur une contradiction intrinsèque qui menace de mort un de ses postulats essentiels : le déterminisme des phénomènes naturels. Pour la première fois dans son histoire, l'explication rationnelle et matérialiste du monde est en crise. Elle est menacée d'être détruite par le mouvement même de la science, et les découvertes d'EINSTEIN sont au coeur même du débat. »7 7 J.P. Vigier, op. cit., p. 78.
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Or, quelle est la conclusion des travaux d'Alain ASPECT ? II écrit : « Nous avons présenté trois expériences différentes, dont les résultats ont été confrontés aux inégalités de BELL et comparés aux prévisions de la mécanique quantique. S'il faut résumer de façon lapidaire nos résultats, nous pouvons dire que les inégalités de BELL sont violées, et que les mesures sont en excellent accord avec les prévisions de la mécanique quantique... La violation des inégalités de BELL obtenue dans ces expériences est impressionnante : elle atteint quarante écarts types dans la deuxième. Le schéma de cette deuxième expérience est très proche de l'expérience de pensée et on pourrait donc conclure que la question des théories locales à paramètre supplémentaire est définitivement réglée. » Après quelques réserves d'usage, il conclut, citant BELL : « Comme BELL lui-même nous préférons donc souligner le côté positif de ces résultats : “Si l'expérience donne le résultat attendu, ce sera la confirmation de ce qui est, à mon avis, à la lumière de la discussion sur la localité, une des prédictions les plus extraordinaires de la théorie quantique” .»8 Avant même les résultats d'Alain ASPECT, Bemard d'ESPAGNAT, Directeur du laboratoire Physique théorique et particules élémentaires à l'Université d'Orsay avait proposé, lui aussi, une autre interprétation du réel fondée sur les inégalités de BELL qu'il a, lui-même, contribué à améliorer. Ainsi qu'on le voit, tous les créateurs en physique théorique, et en mathématiques deviennent maintenant des philosophes des sciences en interprétant leurs propres résultats. Bemard d'ESPAGNAT se défend d'être un néo-positiviste. II estime que la méthode inductive en physique prouve qu'il existe quelque réalité supposée extérieure à nos sens, et indépendante de nos facultés9. Cette réalité en soi s'impose pour expliquer la régularité des phénomènes. Mais ne nous y trompons pas, l'auteur lui-même, ne nous le permettrait pas car il insiste sur le fait que son réalisme est un réalisme 8 Alain ASPECT : Trois tests expérimentaux des inégalités de Bell par mesure de corrélation de polarisation de photons, Université de Paris Orsay, 1983, pp. 343-346. 9 Bemard d'ESPAGNAT : À la recherche du réel, le regard d'un physicien, Gauthier Villars, 1980 p. 59.
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non physique proche de la notion d'être chez F. ALQUIÉ10. La réalité en soi est hors de portée de la science en dehors de l'espace et du temps comme les archétypes de PLATON : le réel est voile, la connaissance scientifique ne pourra jamais l'épuiser. Plus précisément, il identifie la réalité indépendante, intrinsèque, la réalité en soi (derrière les choses)11 la substance, à Dieu qui est, pour l'essentiel, le même que celui de SPINOZA, de DESCARTES et de SAINT-THOMAS D'AQUIN12. Pour qu'on ne le taxe pas d'être en faveur de la théorie, de l'immanence de l'être, il estime que les notions d'immanence et de transcendance sont dépassées par la physique dans ses représentations et son épistémologie : « Et la réalité en soi, dont la notion demeure nécessaire pour expliquer qu'il y a des phénomènes, et qu'ils sont réguliers, cette réalité, en soi, en vérité elle n'est ni transcendante, ni immanente » (op. cit., p. 149). Cette interprétation a tout de même, un trait commun avec le néo-positivisme : tous les deux considèrent la connaissabilité du réel comme illusoire, impossible, alors que la physique classique a toujours soutenu le contraire. Compte tenu du principe de non-séparabilité, l'existence d'entités, d'objets indépendants possédant des propriétés est niée, et l'univers apparaît dans les nouvelles théories comme une pièce d'un seul tenant dont toutes les parties peuvent vibrer en phase instantanément. On évoque des similitudes frappantes avec les anciennes religions panthéistes ou vitalistes du monde. O.C. de BEAUREGARD cite le Rig Veda hindou à propos de la non-séparabilité des phénomènes. Nous assistons en réalité à un phénomène très particulier à l'Occident, et fort intéressant à analyser. Tout se passe comme si près d'un siècle après NIETZSCHE, les savants occidentaux éprouvaient une ardente soif de spiritualité qui pousse les physiciens à réanimer la Nature en ressuscitant en quelque sorte un « Dieu laïque ». 10 B. d'ESPAGNAT op. cit., p. 131. 11 Que le physicien cherche désespérément à atteindre. 12 Bemard d’ESPAGNAT : Un atome de sagesse. Propos d’un physicien sur le réel. Seuil, Paris, 1982, p.70. 178
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La parcelle de psyche attribuée à l'électron par Jean CHARON, le subconscient collectif d'O. COSTA de BEAUREGARD, l'animation de la matière de Bemard d'ESPAGNAT ou de COCHRAN sont autant d'interprétations personnelles, d'extrapolations des phénomènes de la mécanique quantique : elles ne se trouvent pas dans celle-ci. C'est l'esquisse d'une nouvelle métaphysique. L'interaction supralumineuse, la non-séparabilité, et la non-localité des phénomènes, la causalité ou l'action à distance sont les faits qu'il est légitime de déduire de la violation des inégalités de BELL. En eux-mêmes, ils sont déjà suffisamment révolutionnaires et transforment complètement notre vision de l'univers. Point n'est besoin donc d'en ajouter d'autres sauf ceux qui, dans l'ordre des mathématiques, viennent limiter, à leur tour, les pouvoirs de l'esprit, comme les relations d'incertitude de HEISENBERG. En effet, le théorème de Kurt GÖDEL affirme que si un nombre d'axiomes fondant une théorie est assez riche pour permettre la construction de l'arithmétique, on peut toujours formuler une proposition non décidable dans cette théorie, c'est-à-dire ni vraie, ni fausse. Seule une autre axiomatique différente de la première permettrait de lever l'équivoque, et celle-là, à son tour, pourra être associée à une nouvelle proposition non décidable, et ainsi de suite. Ce théorème d'incomplétude de GÖDEL ruine les chances du projet de HILBERT de bâtir, à partir d'un nombre fini d'axiomes, une mathématique universelle dans laquelle toute proposition serait ou vraie ou fausse et en se passant de la notion d'infini. Ainsi, on ne sait même pas si on pourra jamais démontrer la cohérence de la théorie des ensembles. Contiendrait-elle une tautologie non décelée jusqu'ici ? Sur le plan épistémologique, c'est le problème du statut des mathématiques qui est posé. Ont-elles une réalité objective reflétant la structure du réel, et même de l'être (divin s'entend) comme le postulait CANTOR lorsqu'il découvrit les nombres transfinis, et fonda la théorie des ensembles, ou bien sont-elles le simple reflet de l'esprit du mathématicien qui les crée ? Dans le premier cas, le nombre serait l'hypostase de l'être, et nous sommes en plein néo-platonisme, dans le second nous ne sortons pas du cadre néo-positiviste, et le caractère arbitraire et la variété des théories axiomatiques, leur incomplétude intrinsèque, s'expliqueraient
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ainsi, car celles-ci ne renvoient pas à un modèle extérieur indépendant, imposant les contraintes méthodologiques inhérentes à l'étude d'une réalité objective. Cependant, les nombres naturels ne sont pas logiquement déductibles, et doivent être considérés selon Kurt GÖDEL comme existant d'eux-mêmes, des étant-là13. Ainsi la mécanique quantique, et le théorème d'incomplétude de GÖDEL14 déterminent un nouveau champ épistémologique où mathématique et théorie quantique concourent pour imposer des limites infranchissables à la connaissance scientifique. Le verdict de la mécanique quantique orthodoxe est clair : la physique quantique ne fournit que des résultats de mesure sur des systèmes perturbés par l’opérateur, sans pouvoir connaître la réalité sous-jacente. L'univers ainsi perçu ne constitue donc nullement une réalité indépendante. Du reste la relation d'incertitude et le théorème de GÖDEL enlèvent à l'esprit toute possibilité d'appréhender l'univers d'une façon globale. D'ailleurs au niveau de la microphysique, la réalité est ou onde ou corpuscule jamais les deux à la fois. Et il n'y a pas de dépassement dialectique par l'apparition d'un troisième terme de synthèse qui serait le résultat de la fusion de l'onde et du corpuscule : il y a va et vient, transformation perpétuelle de l'un en l'autre, et vice versa. C'est la logique quantique de complémentarité onde-corpuscule qui régit le phénomène15. Toute théorie qui tenterait 13 O.C. de BEAUREGARD op. cit., p. 142. post face de Michel CASENAVE. 14 Sans parler des autres théories : théorie des catastrophes de Thom ; celle de Prigogine sur les structures dissipatives et les processus thermo-dynamiques en général, celle de Wheeler sur la gravitation quantique, l'étude topologique de la structure du milieu quantique du noyau atomique, etc. 15 Par contre la logique dialectique serait tout à fait à l'aise pour expliquer bien des phénomènes de la macrophysique : la constitution des éléments de la nature, tableau de MENDELEEV par exemple, avec les sauts qualitatifs par suite d'accumulation quantitative, protons et neutrons dans le noyau avec l'augmentation du nombre atomique Z. Certains passages de Dialectique de la Nature d'ENGELS sont caducs, c'est normal - mais l'ensemble de l'ouvrage tient bon. L'originalité de la méthode dialectique réside dans le fait qu'elle est issue des sciences humaines et a l'ambition de couvrir tout le champ de la réalité en s’étendant en particulier aux sciences exactes. II faudrait tenter de l'approfondir. ENGELS écrivait qu'à chaque nouvelle étape des sciences, le matérialisme change de forme. Donc la dialectique aussi doit changer de forme et de fond. Mais ce n'est pas une mince affaire. À l'opposé de la méthode dialectique, le structuralisme apparaît comme un rationalisme à la pêche à la ligne. En 180 LES CRISES MAJEURES DE LA PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE de pousser la connaissance du réel au-delà des limites imposées par la mécanique quantique aboutirait à des prédictions que l'expérience invaliderait contrairement à celles de la mécanique quantique. C'est le sens qu'il faut donner à la violation des inégalités de BELL. C'est la première fois dans l'histoire des sciences qu'une difficulté pareille surgit. Elle n'a rien de comparable avec les limites que le positivisme imposait, de temps à autre, à la science par pur dogmatisme. Auguste COMTE, le fondateur de cette doctrine, ne disait-il pas que l'on ne connaîtrait jamais la physique des étoiles, ni les raisons pour lesquelles elles brillent : depuis, l'homme a construit la bombe thermonucléaire sur le principe de la fusion de noyaux d'hydrogène dont les étoiles sont le siège, et est en passe de domestiquer l'énergie thermonucléaire. BERTHELOT était hostile à la théorie atomique par suite de ses convictions positivistes. Certes, si l'homme avait les pouvoirs d'un démon de MAXWELL ou de LAPLACE, tout s'éclairerait brusquement d'une lumière aveuglante, car en se plaçant au coeur des phénomènes, il pourrait en suivre le fil conducteur, tout comprendre, tout expliquer selon les critères qui sont inaccessibles dans l'état actuel des faits. Mais tel n'est pas le cas, et la nouvelle rationalité qui permettra d'avancer dans la connaissance du réel, il faudra la bâtir pas à pas, en ayant une conscience aigue de la difficulté et de la singularité du problème posé. effet, Michel FOUCAULT avait déjà remarqué que les sciences humaines sont fascinées par les sciences exactes. La conséquence est souvent fâcheuse car les méthodes et notions des sciences exactes sont parachutées souvent sans discernement dans les sciences humaines, c'est presque du pile ou face. Les résultats peuvent être bons quelque fois. Mais souvent ils sont désastreux. Ainsi, Structure élémentaire de la parenté de LEVI STRAUSS est un échec. On peut y lire en filigrane ou même explicitement, la dualité onde-corpuscule, les formules d'intégration de la parenté à la nième génération, etc. De même, Le cru et le cuit rappelle la particule, et l'anti-particule, etc. D'autres structuralistes partent de la structure des systèmes cristallins du règne minéral pour essayer d'expliquer les structures sociales. Décidément, c'est trop artificiel. LES CRISES MAJEURES DE LA PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE 181 Les philosophes africains doivent participer à l'édification de cette nouvelle théorie de la connaissance, la plus avancée et la plus passionnante de notre temps. C'est une première tâche positive. Toutes les conditions semblent réunies pour une révolution épistémologique sans précédent, pour le changement complet de notre paradigme de l'univers. B – CRISE GÉNÉRALE DE LA PHILOSOPHIE Aujourd'hui, la philosophie traverse une période très difficile qu'on est bien obligé d'appeler une crise. Certains penseurs n'hésitent pas même à parler de la mort ou de la fin de la philosophie. La positivité du projet des sciences humaines et des sciences exactes laisse-t-elle encore une place à la métaphysique ? Le malaise vient du fait que la source principale de la philosophie semble tarie. La production philosophique baisse en quantité, et surtout en qualité. On a souvent dit que HÉGEL clôt l'ère des grands systèmes philosophiques. En France, Jean-Paul SARTRE, le dernier grand philosophe, n'a pas de successeur. Michel FOUCAULT s'était reconverti partiellement à l'histoire; l'épistémologue Jean-Toussaint DESANTI écrit : « ... Le philosophe pourrait chercher à trouver un mince filet de voix... car ce ne sera plus désormais la voix d'autrefois, celle qui, pour tous, proclamait la vérité. Il faut s'y résoudre, le philosophe n'énoncera plus le savoir. »16 Un bref historique de l'évolution de la pensée philosophique, et de ses rapports avec la science seul, permet de comprendre le pessimisme qui règne en philosophie à l'heure actuelle. Dès le VIe siècle av, J.-C., avec les philosophes de la Nature, THALÈS, ANAXIMANDRE, ANAXIMÈNE, la philosophie s'est développée en liaison intime avec la science. Chaque étape du développement des sciences exactes a connu son 16 Jean Toussaint DESANTI, La philosophie silencieuse ou critique des philosophies de la science, p. 7. 182 LES CRISES MAJEURES DE LA PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE extrapolation métaphysique, fondée sur les derniers progrès de celles-ci. Le géocentrisme d'ARISTOTE et de PTOLÉMÉE a régné en maître pendant toute la période de l'antiquité et du moyen-âge. La théorie des épicycles qui permet de rendre compte des mouvements apparents des astres lui avait donné un semblant de vérité. L'homme qui habite la planète centrale de cet univers était donc l'être pour qui l'Univers était créé. Ainsi, pendant deux mille ans, se développa une métaphysique de l'homme dont le référentiel scientifique était bien ce système astronomique erroné. Puis vinrent, COPERNIC, GALILÉE et KEPLER. Le géocentrisme s'écroula comme un château de cartes. La métaphysique de l'homme en reçut un coup terrible. En effet, celui-ci, au lieu d'être au centre de l'Univers, n'occupe plus qu'une planète quelconque à la périphérie d'un Univers infini. Ainsi naquit cette crise métaphysique qui connaîtra son point culminant avec F. NIETZSCHE. À partir de la Renaissance, la métaphysique s'orienta essentiellement vers la connaissance du monde extérieur, avec le développement des sciences de la nature, et de l'expérimentation. DESCARTES fonde le rationalisme qui porte son nom. Son Discours de la méthode est bâti essentiellement sur les méthodes des sciences exactes, en particulier sur l'analyse arithmétique. Toute sa métaphysique est en liaison étroite avec sa propre expérience scientifique. II en est de même de LEIBNIZ qui, après avoir inventé la dynamique moderne, postule que la réalité dernière est l'énergie conçue comme étant de nature spirituelle. Sa métaphysique est un prolongement direct des résultats de ses propres recherches scientifiques. En ce qui concerne KANT, le fondateur de l'épistémologie, sa théorie de la connaissance s'appuie essentiellement sur la physique de NEWTON, en particulier sa théorie de l'esthétique transcendantale dans la Critique de la raison pure. Les conditions a priori de la sensibilité de KANT « subsistent » comme les archétypes de PLATON, tandis que les notions de l'espace absolu, et de temps absolu de NEWTON qui leur servaient de support sont rendues caduques par la théorie de la relativité d'EINSTEIN. LES CRISES MAJEURES DE LA PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE 183 Selon certains penseurs, la philosophie coupée des sciences est un discours vide. Ce jugement est peut-être excessif, mais on peut affirmer que la science a toujours été et reste la source principale d'inspiration de la philosophie. Pour cette raison même la philosophie existera toujours, mais peut-être deviendra-t-il de plus en plus difficile de philosopher ? Probablement, le grand renouvellement de la philosophie qu'on attend viendra également des sciences de la nature comme la biologie moléculaire, la génétique, etc. En effet, les découvertes faites pendant les deux décennies écoulées ont déjà puissamment contribué à renouveler la métaphysique de l'homme, et à rendre caduque une bonne partie des travaux philosophiques antérieurs fondés sur de simples spéculations. On a réussi à hybrider, en laboratoire, une cellule animale et une cellule végétale, et créer ainsi une nouvelle cellule autonome « zoo-végétale » qui s'est multipliée en culture pour former un tissu d'un type nouveau à la fois animal et végétal. Cette réussite montre que dans le processus typique de l'hybridation, la barrière « d'espèce » (ou de règne) n'existe pas au niveau cellulaire ou en tout cas peut être contournée. Que deviennent les archétypes de PLATON, les essences éternelles des êtres ? On pourrait citer la création des chimères « mouchèvre », une tête de mouton greffée sur un corps de chèvre, et l'animal vit, ou un triton fabriqué avec trois parties différentes dont deux provenant d'autres tritons de couleur différente. Le clonage des cellules qui, à terme permettrait de créer un nombre voulu d'êtres vivants identiques, donc peut être de consciences humaines absolument identiques, pose des problèmes métaphysiques, moraux et en un mot, philosophiques qui donnent le vertige. À un certain égard, c'est une manière indirecte de vaincre la mort. Bien sûr, le sentiment d'identité avec l'être initial n'est pas résolu pour autant, du moins il faut le penser. II en est de même de toutes les autres importantes découvertes : l'étude 184 LES CRISES MAJEURES DE LA PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE du cerveau pour cerner de plus en plus le phénomène de conscience17 et nos représentations mentales, le fonctionnement dissymétrique des deux hémisphères du cerveau, les similitudes entre le processus de mémorisation et l'holographie, le fonctionnement du cerveau en temps réel, la transformation de l'excitation, des sens en état de conscience par le cerveau, les processus neuro-physiologiques sous-jacents a ces états, les rapports entre le sentiment d'angoisse et la sécrétion d'un enzyme du cerveau: l'augmentation de l'espérance de vie qui pourra changer un jour l'attitude devant la mort, etc. La métaphysique de la liberté, de l'angoisse et de l'action au sens sartrien change complètement à la lumière des nouvelles données biologiques. C - PHILOSOPHIE, SCIENCE ET RELIGION On peut considérer que la source principale de la foi chez beaucoup de penseurs réside dans la grande énigme de l'origine de l'Univers, de la matière, qu'en toute rigueur la science actuelle est incapable de résoudre. L'activité scientifique dans ses formes les plus avancées, et les plus élaborées ne concerne que les transformations de la matière, une fois que celle-ci est là comme une donnée, un existant brut. Elle est donc, cette activité, entièrement située en deçà du grand mystère. Et les deux attitudes concevables à cet égard sont, sur le plan philosophique, des options de principe. On a vu18 que l'Univers, la matière envisagée dans la perspective du futur est probablement éternelle. On est en droit d'être armé de cette conviction aussi longtemps que le principe de la conservation de l'énergie ne sera pas violé dans un processus de la Nature. Partant d'une symétrie de droit, on pourrait supposer qu'il en fut ainsi dans le passé, et que l'Univers est éternel, il a toujours existé, il existera toujours, le néant, l'absence absolue d'être est absurde, et au fur et à mesure que notre sens logique se développera, se fortifiera par la pratique scientifique, on découvrira cette absurdité du néant bien que ce concept soit aujourd'hui aussi opératoire que celui de l'être; Lénine parie de l'unité de l'être et du non-être. 17 Jean-Pierre CHANGEUX, L’Homme neuronal, Fayard, Paris, 1983. 18 Cf. note de la page 185 en fin de texte. LES CRISES MAJEURES DE LA PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE 185 La biologie moderne a découvert et localisé la région du cerveau qui est le siége de l'imaginaire, et qui permet à l'homo sapiens, et à lui seul, suprême particularité de concevoir l’inexistant, des êtres imaginaires. On pourra toujours rétorquer qu'un pareil raisonnement n'est qu'une manière habile de reculer à l'infini la difficulté au point qu'elle s'estompe dans l'esprit du penseur car même l'existence d'un Univers éternel pose le même problème ontologique. Par conséquent, la religion en tant que soif de spiritualité, n'est pas en train de dépérir quoi qu'en pense un matérialisme élémentaire. La science appuyée sur les dernières découvertes de l'astrophysique prévoit deux scénarios possibles pour la « fin » du cycle actuel de l'Univers : Univers ouvert ou fermé. Le bilan de la matière visible dispersée dans tout l'Univers sous des formes variées (étoiles, planètes, etc.) est inférieur à la quantité qu'il faudrait pour que le mouvement actuel de l'Univers en expansion se renverse un jour, et que celui-ci se contracte pour reformer une boule de matière condensée comparable à celle qui a explosé lors du précédent big-bang évoqué dans la note citée ci-dessus. S'il se révélait que cette masse manquante est constituée par celle des neutrinos qui forment un océan universel dans lequel baigne la matière, alors le scénario de la fin du « monde », et de l'Univers en général par la chaleur, le feu, l'embrasement général prévaudrait; ce serait l'effondrement de l'espace-temps. II suffit que les expériences en cours révèlent que le neutrinos a une masse non nulle. Dans le cas contraire, la force gravitationnelle de rappel de la matière cosmique serait insuffisante, et aucune cause matérielle physique ne viendrait briser l'élan de la matière qui continuerait à s’étendre indéfiniment: ce serait la mort par le froid. Dans les deux cas, ce n'est pas réjouissant. Comment envisager le sort matériel ou métaphysique de l'homme dans l'un ou l'autre cas ? Des savants de très haute renommée n'hésitent pas à imaginer une adaptation de l'intelligence humaine à ces conditions d'un Univers dégradé : le support de l'intelligence cesserait à la limite d'être organique pour n'être plus qu'une simple structure. Est-ce possible, 186 LES CRISES MAJEURES DE LA PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE vraiment ? L'humanité serait condamnée à disparaître irrémédiablement sauf si la supériorité de la vie l'emporte sur la mort de façon inattendue, imprévisible. Le système solaire pourra subsister en se modifiant pendant encore cinq milliards d'années estime t-on. Mais pendant le premier milliard, les conditions actuelles resteraient à peu près les mêmes : quand on a vu ce que l'humanité a fait en 5 millions d'années d'existence qui peut dire ce qu'elle ne pourrait pas faire en un milliard d'années ? C'est ce sort « aride » de l'humanité qui amène certains savants néo-positivistes à ressusciter l'animisme : pour COCHRAN, la matière au niveau de l'atome serait déjà douée d'un certain degré de conscience qui expliquerait son évolution jusqu'à l'émergence de la conscience : il y aurait donc une raison universelle, un logos, pourquoi pas un « ka » immanent à la matière19. Au seuil du XXe siècle, F. NIETZSCHE s'était dévoilé le regard et vit l'enfer de l'âme. II en devint fou, parlant même à un cheval avant de mourir, peu après, dans la déchéance. Pourtant, il était fier et joyeux: grandeur et misère de la philosophie occidentale. CAMUS n'a-t-il pas dit qu'il faut imaginer Sisyphe heureux ? Ce tête-à-tête avec soi-même, dans un cosmos indifférent, déserté par l'esprit, semble inquiéter l'Occident qui s'aperçoit brusquement qu'il cohabite avec des peuples qui savent encore ce qu'ils sont venus faire sur la terre, et que les réalisations des nations ici-bas sont intimement liées à cette conviction. La recherche d'une philosophie qui réconcilie l'homme avec lui-même répond ainsi à une double nécessité : nécessité de reprendre la route de l'histoire, et de marcher avec plus de conviction que jamais, de chasser pour de bon le doute semé par SPENGLER. Nécessité sur un plan plus général de trouver un sens à la vie, à l'existence. Les philosophes africains, armés de leur passé culturel et historique, sont à même de participer à l'édification de cette nouvelle philosophie 19 La dualité onde corpuscule renverrait à celle de l'esprit et de la matière : l'esprit n'est pas venu d'ailleurs pour se greffer sur la matière à un moment donné de son évolution au stade organique, il était déjà là à l'état potentiel dès le départ. LES CRISES MAJEURES DE LA PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE 187 qui aidera l'homme à se réconcilier avec lui-même et qui sera issue, en grande partie, du contact de la réflexion philosophique et de la science. C'est une deuxième tâche. La troisième tâche qui incombe aux philosophes africains est la réécriture de l'histoire de la philosophie surtout celle des débuts dans l'Antiquité. Les thèmes très délicats examinés dans cette introduction ne doivent pas être confondus avec celui des racines socio-politiques de la science et de la connaissance ou avec celui de la lutte des classes qui sont des chapitres particuliers de la sociologie que nous avons souvent abordés dans des cadres appropriés. NOTE DE LA PAGE 171 Notre conception du réel s'enrichit. On sait maintenant qu'il existe dans notre propre Univers, un niveau invisible des énergies négatives que la physique expérimentale peut atteindre et explorer pour en extraire de l'anti-matière grâce aux accélérateurs de particules qui sont les outils appropriés pour la création d'anti-particules. En l'espace de cinquante ans, la physique théorique, appuyée sur l'expérimentation, a fait de la notion d'antimatière qui paraissait plus étrange encore que la quatrième dimension, une réalité banale. L'anti-matière n'a-t-elle qu'une existence potentielle que l'on peut actualiser à volonté, mais furtivement, dans notre univers, ou bien existe-t-il réellement très loin de nous à des distances vertigineuses, en années-lumière, un univers d'anti-matière, et des anti-mondes symétriques au nôtre ? Si la science ne peut pas répondre avec certitude à cette question, elle peut au moins faire des remarques importantes qui déjà balisent la voie où s'engage la recherche la plus passionnante de notre temps pour reculer les limites du connaissable au delà desquelles s'étend encore le champ illimité de la métaphysique comme un prolongement direct de la science. La théorie dite de « grande unification » des forces d'interaction de la Nature (l) prévoit l'unification des trois premières forces pour une énergie égale à 1014GeV. C'est l'énergie énorme nécessaire pour créer les particules X ou particules de HIGGS qui sont donc très lourdes. II n'y a aucune chance à l'heure actuelle, et peut-être n'y en aura-t-il jamais, de développer une telle énergie correspondant à la masse des particules X. Donc on ne pourra pas observer directement les traces de telles particules. Mais si le nombre baryonique, c'est-à-dire, des particules lourdes n'est pas conservé comme le prévoit justement la théorie de la grande unification SU(5), le proton qui est composé de quarks (trois) se désintègrerait. Or, cette désintégration met enjeu des particules X échangées virtuellement entre quarks u et d (up et down). Ainsi, l'existence de ces particules serait mise en évidence. Ceci est d'un intérêt capital 188 LES CRISES MAJEURES DE LA PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE pour trois raisons. Ce serait une vérification indirecte de l'exactitude de la théorie de grande unification un pas décisif serait accompli dans l'effort d'unification des champs et d'interprétation du comportement de la matière à ses niveaux les plus profonds. Deuxièmement, l'instabilité du proton, brique constitutive de l'univers matériel, veut dire très clairement que c'est tout l'édifice de la matière universelle qui s'effondrera, ce n'est qu'une question de temps. La durée de vie assignée au proton est de l'ordre de 1032 années. On savait déjà que le neutron, deuxième brique constitutive de la matière est instable. Cela ne veut pas dire que la matière disparaît dans le néant au sens conceptuel, philosophique. Elle se transforme en énergie. Tant que le principe de la conservation de l'énergie n'est pas violé, on continuera à penser que l'univers existera éternellement, ne serait-ce que sous une forme où l'énergie sera dégradée ; il ne peut pas faire place au néant, il est éternel à l'égard du futur en tant que manifestation de la matière ou de l'énergie. S'il existait une symétrie de droit, on pourrait extrapoler vers le passé aussi, et affirmer son éternité dans le temps pour résoudre le problème créationniste. Mais, n'est-ce pas dans ce dernier cas une manière de reculer la difficulté à l'infini pour qu'elle finisse par s'estomper dans l'esprit ? Le phénomène de matérialisation d'un photon (rayon lumineux, donc énergie) en une paire d'électrons positif et négatif ou la transformation inverse ne conduisent jamais à une destruction de la plus petite parcelle de matière ou d'énergie : il ne s'agit que de changement de forme, le bilan reste constant. Enfin, en troisième lieu, la désintégration du proton (2) et l'existence des particules X nous amèneraient à remonter aux tous premiers instants de la « création » de l'Univers après le « big-bang », ceci pour examiner le problème de l'existence de Galaxies d'anti-matière. À la suite de Gamow, physiciens et astrophysiciens estiment qu'il y a environ 15 milliards d'années, toute la matière formant l'univers avait constitué une boule dense qui a explosé, et les morceaux ont volé en éclats dans toutes les directions tout en se transformant par évolution interne de la matière constitutive. La réalité de cet univers en élan est vérifiée par l'effet Doppler Fizeau. De même que la réalité du big-bang est attestée par l'existence jusqu'à présent d'un rayonnement fossile isotrope caractéristique des premiers instants de l'univers - bien que cette question ne manque pas de contradicteurs. Le big-bang, non plus, ne correspond pas à une création absolue de 1'univers et de la matière. II n'est qu'un moment crucial de l'évolution de cette matière sans qu'on sache si c'est la première ou la nième explosion. La nature, comme l'avait prédit la mécanique quantique relativiste avec DIRAC, crée la matière par paire de particules et anti-particules. Dans ces conditions où est passée l'anti-matière des origines ? Qu'est-ce qui a rompu la symétrie de droit, et de fait qui a dû exister au début de l'univers. On suppose qu'à 10-35 seconde après la création de l'univers, il y avait un nombre égal de particules X et d'anti-particules X. À l'instant suivant, les protons et les anti-protons apparaissent avec une légère prédominance des protons à cause de la violation de la symétrie C.P. : le produit de la conjugaison de charge par la parité (3). Donc tous les protons et anti-protons appariés LES CRISES MAJEURES DE LA PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE 189 s'annihilent et le faible excès de protons (de matière), un sur un milliard environ, a permis la formation de l'univers actuel. Si ce schéma est exact, il n'existe pas d'anti-univers lointains qui pourraient entrer en collision avec notre univers dans un spectacle d'annihilation totale de la matière. De toute façon, la dissymétrie introduite par la violation du produit CP assurerait la survie d'une matière excédentaire donc d'une portion d'univers matériel. Mais comme nous venons de le voir, toute l'anti-matière aurait disparu dès les premières fractions de seconde qui ont suivi l'apparition de l'univers vers 10-4 de seconde ; (1) (1) Interaction électromagnétique, (2) Interaction faible, (3) Interaction forte, (4) Interaction gravitationnelle Les deux premières sont déjà unifiées. La grande unification tente d'unifier les trois premières, et la supersymétrie, les autres : ce sont les théories de Jauge utilisant les groupes de symétrie. (2) Une expérience de vérification est en cours dans le tunnel du Fréjus et dans plusieurs autres laboratoires du monde, en Amérique en particulier. (3) en 1980, Waston CRONIN et Val Logdson FITCH reçurent le prix Nobel de physique pour avoir démontré cette nouvelle loi de la nature qui signifie ceci: le remplacement de chaque particule par son anti-particule, et l’inversion de la symétrie d'espace droite gauche-autrement dit la création d'anti-matière à partir de la matière se fait avec un léger déséquilibre en faveur de la matière qui est ainsi excédentaire. Schéma de l'expérience d'Alain ASPECT Légende : S : source des photons, C : commutateur, A : analyseur, PM : photo-multiplicateur, UC : unité de coïncidence. 190 LES CRISES MAJEURES DE LA PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE Colloque Philosophie et Religion organisé par la Revue sénégalaise de Philosophie, à l’Université de Dakar du 7 au 8 juin 1983. Compte rendu du quotidien sénégalais Le Soleil du mercredi 8 juin 1983.
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